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Pétrouchka incarné par Nijinski
Parmi les créations des Ballets Russes de Diaghilev, il en est qui ont suscité des avis contrastés, d’autant que le danseur Nijinski a lui-même présenté des attitudes parfois incompréhensibles. Le ballet intitulé Pétrouchka s’inscrit en tant que création au Théâtre du Châtelet à Paris en juin 1911 : les motifs de réprobation de l’époque doivent être considérés dans le contexte dit « de la Belle Epoque », un contexte où la valeur artistique était soumise à des critères officiels bien définis, et toute prise de liberté valait d’être catalogué dans un genre mineur, un genre « salon des indépendants » etc…
Le ballet Pétrouchka est inscrit au répertoire de l’Opéra de Paris depuis 1948, obtenant la reconnaissance de son rang de spectacle de haute valeur artistique : il correspond à un ensemble d’œuvres qui ont été élaborées spécifiquement pour sa création en 1911, dont la musique, elle aussi intitulée Pétrouchka, conçue par Igor Stravinski. Le registre musical se présente dans des effets de modernité par rapport au contexte dit « de la Belle Epoque » : c’était avant l’apparition du jazz, c’était largement avant les faits d’armes des soldats américains qui nous ont libérés…
La création du ballet Pétrouchka fut réglée par le chorégraphe Fokine, mettant en scène le danseur Nijinski dans le rôle principal, dans des décors et costumes conçus par Alexandre Benois. Un fac-similé présente ci-dessous une forme condensée des tableaux originaux d’Alexandre Benois : le décor de fête foraine pour le premier et le dernier tableau, des décors d’un espace intérieur pour le second tableau ; il reste tout simplement à se transporter dans des rêves russes présentés à Paris en 1911…

On trouvera quelques références possibles aux idées proposées ici, par exemple des inspirations fournies par le livret programme Opéra de Paris, saison 2001-2002, Fokine/Nijinski : d’un chapitre rédigé par Alexandre Benois en 1941, intitulé « le mémorial du guignol russe », rapportant des souvenirs du montreur de marionnettes, lors de petits spectacles de la semaine de Carnaval et autres petits théâtres de foire ; du thème russe des craintes du gentil guignol Pétrouchka « d’être capturé par un diable hirsute et d’être jeté en Enfer »
Des mêmes références du livret programme Opéra de Paris, un chapitre extrait de l’ouvrage « Stravinski » par Robert Siohan, Ed. du Seuil 1959, présente pour entête « Une esthétique de foire »
Faire d’un spectacle de foire une œuvre esthétique n’est pas obligatoirement une gageure ; néanmoins, dans le contexte dit « de la Belle Epoque », les performances artistiques d’un Nijinski capable de « faire la foire » sur une scène parisienne ont bien évidemment suscité des avis contrastés ; en cela, des archives de journaux de 1911 attestent de quelques difficultés d’appréciation…
La scène du guignol russe
Le ballet Pétrouchka se présente, d’un point de vue de mise en scène, sur un premier décor d’une vue d’extérieur, un deuxième d’une vue d’intérieur, puis il termine sur une reprise du premier décor ; l’usage étant de parler d’un premier tableau pour le premier décor, il convient de décrire ce tableau, lui-même dessiné comme une scène par Alexandre Benois

L’argument est celui d’un tour de magie : du spectacle de marionnettes, la mise en scène commence par la représentation d’une journée de Carnaval dans un espace publique d’une petite ville de Russie ; parmi les éléments du Carnaval, le décor présente en particulier le petit théâtre de foire, rideaux fermés, par lequel il sera question de faire apparaître les marionnettes. Ainsi, une scène sera présentée sur scène.
Les marionnettes de ce petit théâtre doivent prendre vie sans cesser d’être des marionnettes : les deux automates, Pétrouchka et sa bien-aimée Colombine, doivent s’animer sur les ordres d’un vieux magicien, sur les consignes de sa baguette, certes magique, mais occasionnellement un peu douloureuse aussi. Et dans la confusion des émotions, il y a aussi celles du public du Carnaval, représenté par des figurants qui prennent place devant le décor sur scène.
Globalement, l’impression donnée par ce premier tableau est délibérément celle de l’ambiance des foires telles qu’elles pouvaient se présenter au XIXe siècle : l’apparition, parmi les figurants, du montreur d’ours qui maltraite sa bête, fait l’objet de pantomimes forcément inquiétantes etc… Et la partition musicale écrite par Stravinsky renforce les effets de désordres par des sonorités judicieusement disparates.
L’argument qui serait que le vieux magicien réussira à maitriser correctement son tour de magie s’avère d’emblée soumis à quelques difficultés. Mais les répétitions de la mise en scène pour la création du spectacle en 1911 ont elles-mêmes été soumises à quelques petites difficultés, du simple fait d’un genre nouveau et innovant : si la mise en scène d’un spectacle de foire se trouve aussi dans le film « les Enfants du Paradis » de Marcel Carné, une trentaine d’années sépare quand même ces deux créations artistiques.
Le personnage de Nijinski
Le ballet Pétrouchka présente, d’un certain point de vue, certaines idées qui ont pu être reprises dans le film « les Enfants du Paradis ». Le personnage du gentil guignol incarné par Nijinski serait à comparer au pierrot lunaire mimé par Jean-Louis Barrault ; des thèmes de souffrance intérieure s’expriment dans l’un comme dans l’autre ; mais ils ne se manifestent pas sur des termes de tempo comparables ; car les compositions musicales, très intéressantes l’une comme l’autre, ne sont surtout pas comparables.
Lorsque le vieux magicien entreprend de donner des démonstrations à titres de quelques prodiges, les gesticulations du gentil Pétrouchka s’inscrivent dans les confusions rythmiques voulues par Stravinsky : « des moments d’arpèges au piano, qui exaspèrent la patience de l’orchestre, lequel lui réplique par des fanfares menaçantes » (cf livret programme Opéra de Paris, saison 2001-2002).

Pareillement, les apparitions de la marionnette Colombine se prêtent aussi à toutes sortes de confusions ; en particulier, elles fournissent à notre jolie poupée l’occasion de sautiller rapidement sur les caprices des sons aigus d’une valse vive à trois temps, auxquels se superposent, évidemment simultanément, les maladresses des sonorités lourdes et graves d’une quelconque danse à deux temps ; on peut aisément imaginer une certaine ambiance de foire…
Il s’agit donc de performances artistiques qui apportent un souffle nouveau par rapport à des exercices de style plus anciens comme le ballet Coppélia. Le ballet Pétrouchka, avec Maître Peretti dans le rôle du vieux magicien, avait valu à Noëlla Pontois de transformer les apparitions de la marionnette Colombine en véritables moments de pure magie, il y a quelques décennies.
Mais la hantise qui habite constamment le personnage du gentil Pétrouchka, « d’être capturé par un diable hirsute et d’être jeté en Enfer », se conjugue fort bien avec l’atmosphère des sordides démonstrations des montreurs d’ours, et fort mal avec les moments d’apparition de la jolie Colombine : l’incarnation faite par Nijinski aura sans nul doute contribué à fournir une véritable consistance au baisser de rideau sur le personnage du gentil guignol.